Le non-humain de l’abeille à l’IA

L’ŒIL n°746 du 1 septembre 2021

« Le non-humain de l’abeille à l’IA » par Stéphanie Lemoine

De Justine Emard, on avait déjà croisé les installations vidéo au 104 (« Jusqu’ici tout va bien », 2019) et à l’Institut culturel canadien (« Human Learning : ce que les machines nous apprennent », 2020).

Fruits d’une résidence au Japon, celles-ci montraient un robot, Alter, auquel avait été intégré un réseau de neurones. Co(AI)xistence et Soul Shift saisissaient ses rencontres et interactions respectives avec le danseur Mirai Moriyama et avec un robot d’apparence semblable, sorte d’alter ego. L’humanoïde y était montré en plein apprentissage ; on le voyait s’éveiller au monde, inventer sa propre gestuelle, et l’on semblait déceler chez lui, par une étrange force de projection, les indices de la surprise et de l’émerveillement. Le trouble suscité par la créature venait servir l’obsession de l’artiste pour les technologies et leur capacité à faire surgir de nouvelles formes de vie, d’incarnation et de présence. On retrouve Justine Emard en ce mois de septembre à Nantes, dans l’exposition « Hyper Nature », présentée à Stereolux dans le cadre du 19e festival « Scopitone, cultures électroniques et arts numériques ».

L’artiste y montre une nouvelle installation qui est aussi le fruit d’une résidence, cette fois au ZKM (Karlsruhe, Allemagne). Supraorganism n’a pas l’apparence mimétique d’Alter, puisqu’elle se compose d’une vingtaine de sculptures en verre fixées à des structures métalliques. L’œuvre est pourtant vivante, autonome. De l’aveu de l’artiste, elle est « réactive » plus qu’interactive : pilotée par une intelligence artificielle reliée à une série de capteurs, elle s’anime, tinte sous l’effet de petits moteurs et diffuse dans la pièce une série de reflets et de sons cristallins. L’effet de présence qu’elle suscite tient aussi à la forme des verres : indéfinie, d’apparence organique, ils évoquent des créatures de science-fiction, des fossiles, des cocons, des essaims peut-être. Disons que ce sont des essaims, puisque les abeilles sont justement le point de départ de l’installation. Le choix de cet animal totémique, volontiers campé en « sentinelle de l’environnement », est moins dicté par son rôle crucial dans la pollinisation que par son organisation sociale : l’abeille communique avec ses congénères par un code fait de gestes, de parades, de mouvements.

Dans la continuité d’Alter, Justine Emard s’est employée à une entreprise de décodage. Entourée de scientifiques (programmateurs en IA, anthropologues…), elle a cherché à tirer le fil d’une métaphore féconde : la ruche est un cerveau, les abeilles des neurones. Pour créer Supraorganism, l’artiste a d’abord enregistré les mouvements des insectes grâce à un ensemble de capteurs et de vidéos. Au ZKM, ce corpus est venu nourrir un algorithme de machine learning capable de modéliser les comportements des abeilles et d’élaborer des prédictions. De celles-ci sont ensuite nés des sons et des formes, inspirés tout à la fois de l’harmonica de verre mis au point au XVIIIe siècle par Benjamin Franklin et, plus loin, des breloques des Gaulois, dont le tintement signalait l’approche. Supraorganism se donne ainsi pour une symbiose. S’y mêlent l’animal, le minéral, la machine et l’histoire. Le vivant s’y dévoile dans son caractère fondamentalement hybride : en écho à l’obsession de l’époque pour le non-humain, Justine Emard pointe que le vivant et la nature sont un vaste spectre, et que les intelligences artificielles y ont toute leur place.

Cet article a été publié dans L’ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Le non-humain de l’abeille à l’IA
Et sur le site web du Journal des Arts

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Vue d’atelier, Supraorganism