Comment l’esprit vient-il aux robots ? Quels sont les sentiments de systèmes robotiques dotés d’une intelligence artificielle ? Une forme d’intelligence non-humaine est-elle dotée d’une âme ? Et si celle-ci a été programmée, comment peut-elle se libérer des codes écrits par ses ingénieurs pour développer une vie propre, indépendante ? Comment qualifier la relation qui s’instaure entre une forme de vie biologique et une machine intelligente ? Quelle nouvelle harmonie peut-elle s’inventer entre humains et non-humains, à l’ère de l’Anthropocène, alors que nous sommes désormais entrés dans la sixième période d’extinction massive expérimentée par notre milieu de vie ?
Toutes ces questions, relevant largement de l’éthique et de l’épistémologie, mais aussi et surtout d’une redéfinition philosophique de la vie, s’imposent à nous, espèce humaine, dans ces temps qui précèdent l’émergence, désormais imminente, de ce que les scientifiques ont appelé dès les années 1970 la Singularité Technologique – c’est-à-dire l’affirmation par des systèmes techniques de leur autonomie d’action dans le monde et de leur statut d’individu à part entière, dotés d’une capacité à agir sur leur environnement et à le transformer en tissant des relations multiples autorisées par leurs systèmes complexes d’analyse et de motricité.
Les régimes narratifs et figuratifs de la culture contemporaine ont tenté de nous préparer à ce futur désormais proche, notamment à travers la catégorie de la science-fiction. Tel n’est pas le choix de Justine Emard, qui en rejette les facilités et les approximations spectaculaires. Bien au contraire, l’artiste a choisi d’aborder ces enjeux au présent, en s’informant des recherches et méthodologies de ses partenaires de création, les scientifiques, avec lesquels elle collabore de manière inédite dans l’histoire des relations entre art et science.
En une trilogie de trois installations vidéo et un ensemble évolutif d’images photographiques, Justine Emard a expérimenté in situ et in vivo, artiste intégrée aux laboratoires parmi les plus avancés et talentueux dans leur domaine.
Dès Reborn (2016), première étape de cette recherche appliquée et développée, Justine Emard a engagé une collaboration avec l’acteur et danseur japonais Mirai Moriyama, auquel elle a proposé d’improviser en regard des mouvements d’un robot expérimental nommé Alter, dont il prenait connaissance à travers des images réalisées par elle. Dans un deuxième temps, pour Co(AI)xistence (2017), Justine Emard a instauré une situation de co-présence entre danseur et robot.
Alter est animé par une forme de vie primitive, basée sur un système neuronal, une intelligence artificielle (IA) programmée par le laboratoire de Takashi Ikegami (Université de Tokyo), dont l’incarnation humanoïde a été créée par le laboratoire de Hiroshi Ishiguro (Université d’Osaka). Son apparence humaine sobre, réduite à un squelette d’acier doté de servo-moteurs, de câblages et de diodes, et à un masque produisant une visagéité réaliste, autorise une projection émotionnelle, en ouvrant un champ propice à l’imagination.
Alter déploie son espace propre, par une gestuelle et une voix uniques, non calquées sur l’humain. Doté d’une intelligence artificielle, autonome dans son expression, il analyse son environnement et en déduit un langage sonore et corporel, pour y affirmer sa présence.
Co(AI)xistence, dont le protocole de réalisation s’approche d’une expérience scientifique, crée une interface entre les données numériques et la motricité humaine. Mirai Moriyama informe sa performance de la singularité technologique de Alter. Son corps réapprend le mouvement à travers la vitalité inédite du robot.
Le film est construit en deux séquences distinctes, la première figurant la rencontre et l’ébauche d’un dialogue dans la lumière blanche du laboratoire, la seconde déployant un moment de communication plus avancée, à travers des gestuelles et mouvements chorégraphiés, dans l’obscurité d’un lieu originel et onirique. Dotés de sensibilités différentes, l’homme et le robot dialoguent à travers les signaux de leurs langages respectifs. En utilisant un système d’apprentissage profond non anthropomorphique (Deep Learning), le robot peut apprendre de sa rencontre avec le danseur et augmenter ses capacités cognitive, motrice et expressive.
Le troisième volet, Soul Shift (2018), présente Alter désormais désactivé, après que son énergique apprentissage ait littéralement épuisé et cassé son organisme, et sa deuxième génération, nommée Alter 2. Ce qui se figure dans cette vidéo d’une extrême sobriété, pour mieux suggérer l’irrationnel, est la transmission de l’âme d’un robot à sa nouvelle incarnation.
En actualisant la puissante notion d’animisme, propre au substrat culturel des scientifiques japonais, Justine Emard nous propose un renversement de perspective. Nous assistons aux actes fondateurs, comme un premier récit mythique en trois chapitres, de rencontre et de reconnaissance de formes de vie encore dissemblables, qui vont désormais coexister en ce monde. L’Humanité n’est plus seule. Elle a donné naissance à un alter ego.
Pascal Beausse
How would a robot get a spirit? What are the feelings of the robotic systems possessing artificial intelligence? Could a nonhuman intelligence have a soul? And, if it were programmed, how could it become free from the codes written by its engineers to develop its own, independent life?
What sort of relationship would be established between a form of biological life and an intelligent machine? What new harmony can be invented between humans and nonhumans in the Anthropocene Epoch, while we enter, from now on, into the sixth period of mass extinction experienced within the context of life on Earth?
All of these questions pertaining to ethics and epistemology, but also – and especially – to a philosophical redefinition of life, are posed to us, the human species, in these times that precede the already imminent emergence of what scientists, since the 1970s, have been referring to as the technological singularity. This singularity will occur when technical systems affirm their autonomy of action in the world and their status as individuals properly speaking, possessing a capacity to act on their environment and transform it, weaving multiple relations authorized by their complex systems of analysis and movement.
The narrative and figurative regimes of contemporary culture have sought to prepare us for this impending future, notably through the genre of science fiction. But this was not the choice of Justine Emard, who rejects the facilities and spectacular approaches of that genre. Much to the contrary, the artist chose to approach these challenges in the present, becoming informed through the researches and methodologies of her partners of creation, the scientists, with whom she collaborates in a pioneering way in the history of the relationships between art and science.
In a trilogy of video installations and in an evolutionary set of photographic images, Justine Emard experimented in situ and in vivo.
Ever since the first step of this applied research, Reborn (2016), the artist has developed a partnership with Japanese actor and dancer Mirai Moriyama, to whom she proposed an impromptu action, on the movements of an experimental robot called Alter, which he gradually got to know through images she made. Following this, in Co(AI)xistence (2017),sheinstated a situation of copresence between dancer and robot.
Alter is animated through a form of primitive life based on a neuronal system, an artificial intelligence (AI) program by the laboratory of Takashi Ikegami (University of Tokyo), with a humanoid incarnation created by the laboratory of Hiroshi Ishiguro (University of Osaka). Its simple human appearance, reduced to a steel skeleton with servomotors, cables and diodes, also consisting of a mask that produces realistic expression and while allowing for emotional projection onto it, opens a fertile field for the imagination.
Alter establishes its own space through a unique gestuality and voice, not based on a human being. Possessing an artificial intelligence and an autonomous expression, it analyzes the environment around it and, on this basis, infers a language of corporal movements and voice to affirm its presence.
Co(AI)xistence, whose protocol of action is similar to a scientific experiment, creates an interface between numeric data and human movement. Mirai Moriyama’s performance is informed by Alter’s technological singularity. His body relearns its movement through the robot’s exceptional vitality.
The film is constructed in two distinct sequences: the first consists in an encounter and the sketch of a dialogue in the white light of the laboratory; the second unfolds a more advanced moment of communication, through choreographic movements and gestures, in the darkness of an original and dreamlike place. With their different sensibilities, man and robot dialogue through the signs of their respective languages, both corporal and verbal. Using a system of nonanthropomorphic deep learning, the robot can learn from its encounter with the dancer and increase its cognitive, motor and expressive capacities.
The third step of the artist’s research, Soul Shift (2018), presents a deactivated Alter, after the literal exhaustion of its organism due to its energetic learning. Then its second generation, called Alter 2, arises. What is configured in this video of extreme gravity – to better suggest the irrational side of things – is the transmission of the soul of a robot into its new incarnation.
Updating the powerful notion of animism, proper to the cultural background of the Japanese scientists, Justine Emard proposes to the viewer an inversion of perspectives. We watch the founding acts, like a first mythic narrative in three chapters, of a mutual encounter and recognition by still dissimilar life forms, which from now on are going to coexist in this world. Humanity is not alone. It has generated its alter ego.
Pascal Beausse